==Commençons par un geste de réduction.==
Pour cela, nous pouvons nous asseoir quelques instants, si ce n’est pas le cas…
Percevez-vous comme vous pouvez être ici, porté et ouvert à votre environnement, sans tension excessive ? Percevez-vous la micro-danse qui tisse votre présence au monde.
L’attention est cet accordage.
Étymologiquement, attention vient du latin ad-tendere : tendre vers, s’étirer en direction de. Dans la plupart des langues européennes, le mot danse partage cette même racine (tan/ten : tendre). L’attention est cette tension qui nous met en relation - avec un son, une texture, un autre être, un espace. Si nous voulons être plus précis, nous pourrions proposer que notre perception soit un paysage (topos) dont la forme et la profondeur est rendue possible par les caresses oscillantes de nos attentions. La première opération de l’attention est de tendre ou détendre (ad- tensio) le champ au sein duquel elle pourra se déplacer. En ce sens, l’attention est bien un geste : c’est-à -dire un faire qui est identiquement un faire-paraître.
Pendant plus d’un siècle, depuis William James (1890), l’attention a été capturée par des métaphores visuelles et leurs appareillages : projecteur, filtre, le zoom, la focale, le cadre ou cadrage. Si l’on y regarde de plus près, ces imaginaires suggèrent implicitement un observateur central qui contrôle ce qui entre dans la conscience (camera obstrua voir section 2).
==Si vous êtes partant.e.s, nous pourrions essayer pour un instant un autre imaginaire ?== Délestons-nous de nos yeux et revêtons une magnifique paire d’ailes. Des ailes courtes. Ressentez-vous à présent que la moindre modification de leurs orientations vous permet de percevoir autrement l’espace (les courants qui le constitue) et de vous y déplacer ? Vous êtes à ce point toniques (tendu.e) que vous résonnez tout entier au plus petit changement d’appui dans l’air. Vous êtes à présent devenu.e, une merveilleuse toile sensible qui vibre et résonne à plus petite variation dans l’environnement. C’est ce qui vous permet d’aller si vite. Si seulement vous pouviez un instant vous percevoir depuis des yeux humains, vous verriez sans hésitation, une fulgurante chauve-souris, et le vous-chauve-sourie aurait perçu.e la présence de ce vous-humain grâce au sonar qui vous caractérise. Vous n’existiez pas il y a quelques instants. Vous êtes apparu.e.s pour votre vous-chauve-sourie quand la réfractation du son vous à enveloppé.e, déformant et remodelant ainsi la cohérence acoustique de l’espace.
Vous avez été aidé pour cela, vous ne le percevez peut-être pas encore, mais plusieurs chauves-souris volent également dans la même pièce. Chacune émet ses propres impulsions sonores, chacune reçoit non seulement ses propres échos mais également ceux des autres, réfractés, déformés, mélangés. Aucune chauve-souris n’a une "image" complète et objective de la caverne. Ce qui émerge, c’est une carte dynamique et distribuée, construite par la superposition de multiples [[sonars]].
S’il vous plait, pardon, reprenez un instant votre position humaine. Votre perception (toute humaine) fonctionne le même façon : toujours multimodale, toujours plurielle. Vous ne voyez pas ET entendez ET sentez la position de vos membres - vous percevez un monde unifié qui émerge de l’interférence de ces multiples "sonars" sensoriels. L’attention n’est pas un rayon unique - c’est le pattern d’interférence de multiples sources qui se modulent mutuellement.
Voyez-vous mieux à présent, quand nous proposions plus haut que la première opération de l’attention est de tendre ou détendre (ad- tensio) le champ au sein duquel elle pourra se déplacer ?
Et cette multitude-chauves-souris peut être comprise à deux niveaux - mais sans différence fondamentale entre ces niveaux : Au niveau intra-personnel : Chaque "sonar" est une modalité sensorielle (vision, proprioception, audition, vestibulaire…). Leur interférence produit votre perception unifiée du monde. Et au niveau inter-personnel : Chaque "sonar" peut être une autre personne avec qui vous êtes en relation. L’accordage (Stern, 1985) fonctionne toujours selon les mêmes principes que l’intégration multisensorielle. Comme le suggère Erin Manning : "[[always-more-than-one]]" - il y a toujours multiplicité, que ce soit la « multiplicité » de notre sensorialité (amodale) ou celle des présences avec lesquelles nous résonnons.
Nous sommes un peu obligé.e.s, à ce stade, de faire une pause non ? Le temps de reprendre nos esprits, retrouver notre assise. Parce que si l’attention émerge de cette multiplicité résonnante -ces sonars qui s’interfèrent- il est difficile, de « croire » que notre attention soit une propriété isolée de notre cerveau… Cela ne rend pas particulièrement justice à la délicatesse et à l’inventivité du vivant.
Attendez, soyons clair vous avez un cerveau, moi également, mais il n’est en rien un organe centrale, et encore moins hanté par un homunculus qui tiendrait une lampe torche en proférant : « Je cherche un homme ». S’il n’est pas le chef organisateur et centralisateur, comme notre culture matérialiste bien ancrée, veut absolument le croire, à quoi est-il relégué ? À une fonction relationnelle ? Difficile pour un chef de famille qui prend soudainement conscience de la nécessité du prendre soin…
Puisque nous semblons embarqué.e.s dans une série d’analogie, j’aimerais vous mettre un instant à contribution pour déployer un l’imaginaire qui va suivre. Prenez le temps de choisir entre plusieurs planches de bois fin là juste devant vous. Chacune a une épaisseur spécifique, une texture singulière, une patine, une odeur, mais surtout une densité particulière. Vous pouvez jouer avec son élasticité (son tuilage). Prenez le temps de choisir celle qui vous convient. Vous avez trouvé votre planche ?
Bien à présent, placez délicatement plusieurs métronomes dessus. Oui là juste à côté. Elle doit être libre de vibrer (il faut aménager un dispositif pour cela, il y a plusieurs possibilités). Libérez-les métronomes et observer attentivement. Voyez-vous ce que se passe ?
➫ Vidéo : synchronisation des métronomes - voir le phénomène en action
<iframe width=”560” height=”315” src=”https://www.youtube.com/embed/T58lGKREubo?si=elStPuVNRo3mBzj9” title=”YouTube video player” frameborder=”0” allow=”accelerometer; autoplay; clipboard-write; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture; web-share” referrerpolicy=”strict-origin-when-cross-origin” allowfullscreen>Les métronomes se synchronisent… Cela en soi est déjà impressionnant. On appelle ça un changement de phase - un moment critique où le système bascule spontanément vers un nouveau régime d’organisation- mais ce qui est fascinant, c’est que si vous reprenez la planche après quelques centaines ou milliers d’accordages, vous constaterez qu’elle-même a été modifiée par le processus. Sous l’effet des oscillations, certaines zones deviennent plus rigides, d’autres plus souples. Cette déformation dynamique change la façon dont les vibrations se propagent. La structure ne précède pas la fonction - elle émerge avec elle. Vous avez à présent une nouvelle planche… Cette planche qui vibre et se transforme, c’est une image de ce que fait votre corps - et votre cerveau comme partie de ce corps. Le cerveau n’est pas un chef d’orchestre qui dirigerait de l’extérieur. Il est une structure résonnante parmi d’autres (fascias, tonus, organes sensoriels), qui amplifie certaines vibrations, en atténue d’autres, module les patterns d’interférence. C’est ce qu’on appelle la pondération - ajuster le volume de chaque ‘sonar’ selon la situation ([[co-détermination structure-fonction]]).
Prenons maintenant un moment pour sentir comment cette résonance attentionnelle se déploie. Elle a plusieurs qualités qui coexistent à chaque instant :
Ces qualités ne sont pas séparées. Elles coexistent, s’entrelacent, se modulent mutuellement dans chaque moment attentionnel.
Tout ceci a des répercutions, vous commencez sûrement à les entrevoir. La première fausse idée et la plus profondément et culturellement ancrée c’est que :
1- L’attention n’est pas dans notre tête, qui observerait le monde de l’extérieur. Elle émerge du couplage entre notre structure corporelle et les situations que nous habitons - humains et non-humains.
—> Cela ne signifie pas qu’il n’y a "pas de sujet" - mais que la subjectivation est un processus, pas une donnée fixe. Nous ne sommes pas d’abord un individu isolé qui entrerait ensuite en relation : nous sommes en relation, et c’est cette trame relationnelle qui nous constitue.
Comme le dit Erin Manning : ‘the relationship is the binding agent of not yet’ - c’est la relation qui fait émerger les termes, pas l’inverse. Le ‘je’ qui porte attention émerge du processus attentionnel, il ne le précède pas.
Je sais que c’est un peu difficile à admettre… peut-être pas… Mais imaginez à présent, les implications concrètes dans les apprentissages notamment :
Prenons un cours de danse et commençons par la relation : 1- Au sol, à l’espace, puis à vos partenaires. Adressez leur vos gestes, nourris de votre relation au support, ils pourront y répondre, y habiter, s’y déployer et créer par là -même le terrain dans lequel votre geste prend sens, s’amplifie et vous revient en cadeau. Percevez-vous à présent comme votre geste s’est agrandi, comme vos tissus ont con-senti à l’invitation et comme le retour extéroceptif vous offre un appui stable et confortable (le travail de Trisha Brown en est un exemple remarquable.
Et encore en pédagogie, si l’apprentissage n’est pas transmission d’information mais création de conditions de couplage ? À quoi pourrait ressembler une classe ? Un.e professeur.euse ? Quelle seraient la nature de ses interactions ?
Si vous souhaitez aller plus loin…
➫ 🌳 "Être avec - Second geste"
Partie 1 : 🌳 [[Reconnaître ce qui relie]]. 22 min de lecture
Partie 2 : 🌳 [[Cultiver la confiance]]. 10 min de lecture
Partie 3 : 🌳 [[Danser avec le monde]]. 25 min de lecture